Un dossier de l’inFO militante paru en octobre qui garde toute son actualité encore aujourd’hui.
La crise sanitaire liée à la Covid-19 a mis un coup de projecteur sur la dépendance de la France en matière de production de médicaments. Les pénuries ne cessent de s’aggraver depuis une dizaine d’années. En 2019, l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) a relevé 1 499 médicaments essentiels en difficulté ou rupture d’approvisionnement. Toutes les catégories sont touchées : anticancéreux, vaccins, corticoïdes, réanimation… Si les raisons de ces pénuries sont multiples, l’une des principales causes réside dans la délocalisation de la production des principes actifs en Chine et en Inde pour raisons financières. Le gouvernement promet d’agir pour en finir avec cette dépendance qui met en danger la vie des patients. Il a notamment lancé un plan de relocalisation des industries de santé.
Ce dossier a été publié le 21 octobre 2020 dans L’inFO militante n°3329
Au printemps 2020, durant la période de confinement liée à la pandémie de Covid-19, les stocks de produits anesthésiants et de réanimation sont tombés tellement bas que le gouvernement a décidé de réquisitionner cinq molécules incontournables, dont le curare. Pour éviter les pénuries, un décret pris fin avril a réglementé l’achat et la distribution de ces substances dans les établissements de santé. De leur côté, pour éviter de taper dans les maigres réserves, les soignants ont préféré reporter des opérations non urgentes ou utiliser des solutions alternatives.
Le phénomène n’est pas nouveau. Les ruptures de médicaments en pharmacie ou à l’hôpital, de plus en plus fréquentes et durables depuis une dizaine d’années, existaient bien avant la pandémie de Covid-19 et concernent toutes les catégories : antibiotiques, corticoïdes, anticancéreux, vaccins…
L’ordre des pharmaciens parle de rupture lorsqu’un médicament vient à manquer pendant 72 heures dans au moins 5 % des pharmacies connectées au système d’alerte DP-rupture. Pour sa part, l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) se focalise uniquement sur les ruptures de stock des médicaments d’intérêt thérapeutique majeur (MITM). Il s’agit des médicaments pour lesquels une interruption de traitement pourrait mettre en jeu le pronostic vital des patients, représenter une perte de chance de guérison importante ou ceux pour lesquels il n’existe pas d’alternatives en quantité. En 2019, l’ANSM a relevé 1 499 médicaments essentiels en difficulté ou rupture d’approvisionnement, soit trente-quatre fois plus qu’en 2008 (quarante-quatre ruptures). Pour la moitié d’entre eux, la carence a duré plus de deux mois.
Il n’existe parfois aucun traitement de substitution
Les raisons de ces pénuries sont multiples. Mais la première des explications est financière et liée à une stratégie industrielle. Ces pénuries ne touchent pas les très chères innovations thérapeutiques mais des médicaments peu coûteux qui, bien qu’anciens et tombés dans le domaine public, constituent toujours l’essentiel de la pharmacopée, souligne un collectif de médecins hospitaliers dans une tribune publiée mi-août dans le JDD.
Cela fait plus de vingt-cinq ans que la France, comme d’autres, a fait le choix de la rentabilité maximale en supprimant des usines et des emplois prétendument trop chers et en allant sur l’Asie, au détriment de notre indépendance sanitaire, explique Brahim Aniba, secrétaire de la branche industrie à la fédération FO-Pharmacie. Serge Legagnoa, secrétaire confédéral FO chargé de la protection sociale, dénonce lui aussi un élément de la marchandisation de la santé : À chaque crise sanitaire, on se rend compte de notre dépendance pour des raisons économiques et de rentabilité, c’est du capitalisme pur et dur.
En France, les médicaments génériques ont été introduits au milieu des années 1990. Ils concernent les molécules dont le brevet est tombé dans le domaine public, au bout de vingt ans. L’Assurance maladie a choisi de baisser leur prix pour permettre de financer les nouveaux médicaments, plus coûteux. En réaction, les laboratoires ont massivement morcelé et sous-traité à l’étranger la production des médicaments qui n’étaient pas assez rentables… quand ils ne l’ont tout simplement pas arrêtée.
Or il s’agit souvent de traitements qui ont fait leurs preuves, et pour lesquels il n’existe parfois aucun traitement de substitution. Sous-traiter leur permet également d’échapper à des contraintes environnementales de production.
Un marché en hausse de 6 % par an
Aujourd’hui, 60 % à 80 % des principes actifs pharmaceutiques, molécules essentielles à la fabrication d’un médicament, sont produits en Inde et en Chine. Selon le magazine Science et Vie, seuls 22 % des médicaments remboursés en France y sont produits. Ce taux tombe à 17 % pour les principaux médicaments utilisés à l’hôpital et à 2 % pour les anticancéreux.
Pour de nombreuses molécules, il n’existe plus que deux ou trois fournisseurs mondiaux, voire un seul. La production se faisant à flux tendu pour économiser sur les stocks, le moindre incident chez un fournisseur ou le manque de matières premières peut mener à la paralysie de la chaîne de production. Les produits injectables, pour lesquels le processus de fabrication est plus complexe, sont particulièrement exposés. Il existe des écarts importants de qualité, ajoute Brahim Aniba. En cas de problème, un blocage par les autorités peut entraîner une pénurie de plusieurs mois.
Autre source de tensions sur le marché, la demande mondiale en médicaments augmente plus vite que l’offre. Avec la modernisation des systèmes de santé dans les pays émergents, et notamment en Chine, le marché est en croissance de 6 % par an. Lors de la pandémie de Covid-19, la demande des mêmes médicaments ayant augmenté partout dans le monde, le système a atteint ses limites. Enfin, certaines pénuries s’expliquent par le fait que certains médicaments étant vendus plus cher à l’étranger qu’en France, les laboratoires peuvent faire le choix de servir en priorité les marchés les plus rémunérateurs.
Mi-septembre, la Ligue nationale contre le cancer a lancé l’alerte sur la pénurie d’anticancéreux. Elle a notamment réclamé des sanctions financières contre les laboratoires qui n’assumeraient pas leur approvisionnement.
Le gouvernement promet du paracétamol « made in France »
Pour sortir de la dépendance sanitaire de la France vis-à-vis de pays tiers, le gouvernement a annoncé mi-juin le lancement d’un vaste plan de relocalisation des industries de santé. Et cela commencera par le paracétamol. Des travaux ont été engagés en ce sens entre l’État et les laboratoires pharmaceutiques Seqens, Upsa et Sanofi. L’objectif est de pouvoir, d’ici trois ans, produire, conditionner et distribuer la molécule en France.
Les produits de santé sont l’un des cinq secteurs stratégiques retenus par le plan de relance du gouvernement pour bénéficier d’une aide à la relocalisation. Au total, près de 200 millions d’euros seront mobilisés en 2020 pour soutenir la localisation en France des activités de recherche et développement et de production de médicaments. Cette enveloppe sera amplifiée en 2021 pour soutenir de nouveaux projets. Le chef de l’État souhaite un mécanisme de planification, de financement et d’organisation de la résilience industrielle française en matière de santé. Le tout se fera en coopération avec l’Europe.
Au niveau confédéral, FO souhaite une relocalisation de la production des médicaments en France pour garantir notre approvisionnement et notre indépendance, souligne Serge Legagnoa, secrétaire confédéral chargé de la protection sociale. Ce sont aussi des enjeux économiques importants car ils permettent de recréer des emplois. Mais derrière, il faut accepter que le prix des médicaments soit plus élevé, car le coût du travail n’est pas le même qu’en Asie, et il ne faudra pas rogner sur les salaires et les conditions de travail. Selon la ministre déléguée à l’Industrie Agnès Pannier-Runacher, le surcoût de fabrication du principe actif du Doliprane serait de 20 %.
Fin août, lors de la visite d’un laboratoire Seqens, Emmanuel Macron a également promis une réforme des autorisations temporaires d’utilisation (ATU) des médicaments d’ici au 1er janvier 2021. Cette procédure permet à des patients d’avoir recours à un traitement avant qu’il ait reçu son autorisation de mise sur le marché (AMM). L’objectif est de réduire les délais pour innover plus vite. Selon Brahim Aniba, secrétaire de la branche industrie à la fédération FO-Pharmacie, l’AMM est délivrée actuellement au bout de 515 jours en France en moyenne contre une centaine de jours ailleurs, comme en Belgique. Autre geste envers le secteur, le chef de l’État a également évoqué une réduction de l’effort qui est demandé chaque année aux entreprises du médicament de 300 millions d’euros pour le prochain plan de finance.
Le décret sur un stock plancher n’est toujours pas paru
À l’été 2019, la ministre de la Santé Agnès Buzyn avait déjà établi une feuille de route 2019-2022 pour lutter contre les pénuries et améliorer la disponibilité des médicaments en France. L’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) assure également lutter contre les acteurs du secteur qui ne respectent pas les règles. Les grossistes-répartiteurs, qui achètent les médicaments aux laboratoires, les stockent et les vendent aux pharmacies, ont ainsi des obligations de service public. Ils doivent disposer d’un assortiment suffisant de médicaments et être capables de livrer les pharmacies en 24 heures, et disposer de deux semaines de stocks minimum. Certains achètent même des médicaments moins chers en France et les revendent ensuite à meilleurs prix au sein de l’Union européenne. En 2018, l’ANSM a sanctionné cinq grossistes-répartiteurs, pour un montant total de 480 500 euros.
Pour éviter les pénuries, les industriels aussi sont tenus de posséder des stocks de sécurité. La loi de financement de la Sécurité sociale 2020, adoptée le 27 décembre 2019 par le Parlement, leur a imposé de nouvelles obligations. Parmi celles-ci, l’obligation de constituer quatre mois de stocks. En cas de pénurie de médicaments à intérêt thérapeutique majeur, les entreprises défaillantes ont l’obligation d’importer à leurs frais des alternatives thérapeutiques. En cas de manquement, des sanctions financières sont prévues. Reste que le décret d’application concernant les stocks n’est toujours pas paru. Et le projet de décret n’évoque plus que deux mois de stock maximal, à la satisfaction du syndicat patronal, le Leem.
Dans sa course aux profits, Sanofi veut externaliser la fabrication des molécules
D ans la lignée de l’exécutif qui s’est engagé à réduire la dépendance sanitaire de la France, Sanofi a annoncé en février sa volonté de créer un leader européen des principes actifs pharmaceutiques (API). Cette nouvelle société autonome rassemblera les activités commerciales et de développement d’API de Sanofi et six de ses sites européens de fabrication. Deux d’entre eux sont situés en France, à Saint-Aubin-lès-Elbeuf (Seine-Maritime) et Vertolaye (Puy-de-Dôme). La future entreprise, dont le siège sera situé en France, comptera 3 100 salariés.
Sanofi souhaite ne conserver que 30 % des actions de la structure. La Banque publique d’investissement (BPI France) pourrait également entrer au capital. Des discussions auraient également été engagées avec des investisseurs institutionnels en Allemagne et en France, selon l’agence Reuters.
Les organisations syndicales seront consultées sur ce projet fin 2020. Si l’objectif affiché est d’assurer une plus grande stabilité dans l’approvisionnement des médicaments en Europe, il s’agit aussi pour Sanofi de capter un marché en croissance de 6 %. Le géant pharmaceutique anticipe un chiffre d’affaires entre un et deux milliards d’euros.
Sanofi viserait un lancement dès 2021. Il s’engagera à s’approvisionner durant cinq ans renouvelables auprès de la structure. Cela fait 1 100 salariés français qui ne seront plus chez Sanofi, dénonce Brahim Aniba. Et que se passera-t-il pour la structure au bout des cinq ans ? On ne sait rien et les salariés sont dans le doute. Pour Sanofi, il n’y avait pas de meilleure fenêtre de tir. Ils arrivent en pleine pénurie, ils jouent sur l’effet d’annonce, mais tout est fait dans un intérêt financier.
1 000 emplois supprimés en France
En parallèle, le géant pharmaceutique français poursuit son vaste plan de réorganisation annoncé fin 2019. Il doit lui permettre d’économiser 2 milliards d’euros et de dégager une marge opérationnelle de 30 % d’ici à 2022. Dans ce cadre, Sanofi a annoncé l’arrêt de la recherche sur le diabète et les maladies cardiovasculaires. L’objectif est de se recentrer sur les activités les plus rentables.
Le groupe a également dévoilé fin juin son intention de supprimer jusqu’à 1 680 postes en Europe sur trois ans, dont un millier en France. Toutes les divisions du groupe pourraient être concernées, à l’exception de la branche vaccins et de la filiale américaine Genzyme.
Deux semaines plus tôt, le P-DG de Sanofi avait profité d’une visite d’Emmanuel Macron sur le site Sanofi Pasteur de Marcy-l’Étoile pour annoncer 610 millions d’euros d’investissement avec l’installation d’un nouveau centre de recherche et développement et la construction d’une nouvelle usine de vaccins près de Lyon. De quoi sécuriser sa place dans la juteuse course au vaccin contre la Covid-19.
Clarisse JOSSELIN – Journaliste à L’inFO militante
Le 1er février 2021