Les métiers très féminisés du soin et du lien : pourquoi il est urgent de les reconnaître à leur juste valeur
La crise sanitaire a mis en lumière l’importance sociale et sociétale des métiers du soin et du contact humain. Pourtant ces métiers, majoritairement exercés par des femmes, demeurent sous-valorisés, les tâches, les responsabilités et les difficultés auxquelles elles font face demeurant invisibilisées.
En 1983, la loi Roudy établissait le principe d’une rémunération égale pour un travail de valeur égale. Cependant, après quarante ans, cet objectif n’est toujours pas atteint. En France, les femmes continuent à percevoir des salaires inférieurs à ceux des hommes. Et cette disparité s’explique en partie par le fait que les métiers les plus féminisés font l’objet de salaires plus faibles.
Afin de mieux comprendre le quotidien de ces métiers, leurs responsabilités, leurs conditions de travail, leurs rémunérations et leurs aspirations, nous avons mené une recherche fondée sur leurs témoignages. Entre décembre 2021 et mars 2022, nous avons lancé pour l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires), une consultation en ligne intitulée « Mon travail le vaut bien », en collaboration avec des syndicats et des associations professionnelles. Près de 7 000 salariés y ont participé, issus de quinze professions liées aux soins et au lien aux autres (aides-soignantes, infirmières, AESH, aides à domicile, etc.). Elles représentent près de 4 millions de personnes en France.
Des métiers couteaux-suisses
Ils et elles ne forment pas un groupe homogène, et présentent des différences en termes de statuts, de missions et de qualifications, évoluant dans divers environnements professionnels tels que les hôpitaux, les écoles, les Ehpad, au domicile des personnes ou bien chez elles. Pourtant, malgré cette diversité, ils et elles partagent de nombreux points communs.
Ces quinze professions partagent tout d’abord une gestion de charges émotionnelles intenses, des contraintes organisationnelles strictes et des fortes exigences physiques et mentales. Elles exigent une grande polyvalence, obligeant à jongler entre plusieurs tâches simultanément. Une infirmière témoigne :
« Les interruptions de tâches sont notre quotidien : écouter les patients, répondre au téléphone, distribuer les médicaments… Et il faut tout faire en même temps ! »
Au-delà des activités centrales de ces métiers, nous avons demandé aux enquêtés de nous donner un exemple de tâches réalisées en dehors de leur fonction. Le nuage de mots suivants en synthétise les réponses. Les activités administratives et de gestion ressortent en premier, viennent ensuite des tâches de soin, effectuées par des professionnelles du lien, par exemple une aide à domicile qui va aider à la prise de médicaments, ou inversement des métiers du soin qui vont devoir prendre en charge des activités d’entretien ou de surveillance.
Des métiers pressés et pressants
Répondre à toutes ces tâches exige du temps, une ressource qui manque cruellement pour la très grande majorité de ces métiers. Cela contraint parfois les professionnels à sacrifier la qualité des services ou à effectuer des choix entre les soins et les interactions sociales. Ils doivent également composer avec des interruptions constantes, jonglant d’une urgence à l’autre. Leur travail réel implique une capacité d’adaptation et une réorganisation continue de leurs activités. Une aide-soignante souligne l’intensité de son travail :
« Je dois donner à manger à plusieurs personnes polyhandicapées tout en animant le repas et en prenant moi-même mon repas ».
Certaines activités notamment administratives et de gestion entrent également en conflit avec l’essence même de ces métiers, générant une pression particulière. De plus, s’engager dans le quotidien des personnes en situation de handicap, des personnes âgées ou très jeunes, implique souvent des horaires de travail atypiques : débuter tôt le matin, finir tard le soir, travailler la nuit ou les week-ends.
Les professions des soins et des relations humaines sont par ailleurs soumises à de nombreuses contraintes physiques similaires à de nombreux travailleurs manuels et qui ont aussi un impact sur leur santé. Elles sont amenées à porter des charges lourdes, maintenir des positions inconfortables, effectuer des gestes répétitifs et font face au bruit. Elles sont aussi exposées à des produits potentiellement dangereux, à la saleté et à une proximité physique constante avec d’autres individus. La plupart des salariés de ces professions sont amenés à devoir gérer des situations agressives, apaiser des personnes en détresse, être confrontés à l’isolement, être contraints de cacher leurs émotions ou encore avoir peur, des activités qui font partie des principaux risques psychosociaux identifiés dans la recherche scientifique.
Des compétences minimisées
Le travail émotionnel et les responsabilités liées à l’humain ne reçoivent pas toujours la reconnaissance méritée car ils sont trop souvent associés à des qualités « naturelles », voire « féminines ». La comparaison menée dans une autre partie de l’étude Ires entre des ingénieurs hospitaliers (profession à prédominance masculine, nécessitant un diplôme de niveau bac+5) et des sages-femmes (profession à prédominance féminine, également à bac+5) montre que les ingénieurs gagnent en fin de carrière près de 500 euros de plus par mois ; les énormes responsabilités humaines des sages-femmes semblant ainsi bien moins reconnues que les connaissances techniques des ingénieurs.
Les responsabilités liées à l’humain sont ainsi souvent sous-estimées car considérées comme allant de soi. Elles semblent pourtant fondamentales : 90 % des répondants exerçant des métiers du soin et du lien doivent garantir la confidentialité des données, notamment médicales, 95 % contribuent à la sécurité et à la protection des personnes, et 97 % veillent à la santé ou au bien-être des individus.
Et globalement, les qualifications requises ne sont pas toujours mises en avant. Les répondants mentionnent fréquemment l’absence de fiche de poste : le travail est peu normé, et se prête alors à un ajout de tâches ou de responsabilités, les obligeant souvent à faire le travail d’autres collègues ou d’autres corps de métier. En outre, l’apprentissage des connaissances et des compétences humaines et sociales reposent sur une grande pratique. Les professionnels prennent sur leur temps personnel pour compléter leurs connaissances, comme le souligne une AESH qui mentionne devoir effectuer des « recherches sur Internet sur les handicaps concernant le ou les enfants » dont elle a la charge.
Entre grande fierté et manque de reconnaissance
Malgré tout, la fierté du travail prédomine pour la grande majorité des répondants, animés du sentiment que leur travail est utile aux autres et qu’il porte des valeurs fortes.
Parallèlement 92 % des professionnels estiment être mal payés, surtout parmi les bas salaires. Ce constat est à la fois subjectif et objectif. Les résultats de François-Xavier Devetter, lui aussi chercheur à l’Ires, montrent la sous-rémunération de ces métiers, en les comparant avec les salaires moyens correspondant au niveau de diplôme réel de celles et ceux qui les exercent. Les faibles salaires sont alors la première raison pour ne pas recommander son métier, comme cette assistante maternelle qui doute :
« Est-il recommandable de travailler 56 heures par semaine pour 3,25 € de l’heure ? »
Cette réalité crée une situation paradoxale : d’un côté, le désir de promouvoir une profession socialement utile et dont on est fier, et de l’autre, ne pas la recommander car les salaires y sont bien en deçà de ce qu’ils devraient être.
Ces travailleurs du soin et du lien font l’objet de peu d’études approfondies. Les nôtres mettent en lumière le manque de reconnaissance de ces professions, qui revendiquent à la fois une vraie revalorisation des salaires et l’augmentation des effectifs. L’ensemble de l’étude Ires montre l’urgence d’investir dans ces métiers du soin et du lien aux autres ; à la fois pour « faire société » mais aussi car il s’agit d’un enjeu central pour l’égalité entre les femmes et les hommes.
Le 5 mars 2024