Lors de la conférence de presse de présentation des ordonnances, le Premier ministre a déclaré : « Nous avons précisé et enrichi le rôle de la branche. La France a besoin de branches puissantes ». Les premiers commentaires, notamment de certaines centrales syndicales, ont aussi abondé dans le sens d’un poids réaffirmé et renforcé de la convention collective de branche.
La lecture du projet d’ordonnance « relative au renforcement de la négociation collective » apporte pourtant un clair démenti à ces déclarations. Pour en être convaincu, faisons une courte excursion dans le passé récent.
Depuis 2004, la convention d’entreprise peut s’appliquer même si elle est moins favorable pour les salariés que la convention de branche.
En 2004, la loi dite Fillon, encore en vigueur aujourd’hui, a « inversé la hiérarchie » entre la branche et l’entreprise. Cela signifie que, depuis cette loi, la convention d’entreprise peut s’appliquer même si elle est moins favorable pour les salariés que la convention de branche. Il s’agit à l’époque d’un renversement total de perspective : la loi permet désormais aux entreprises de s’affranchir des droits et garanties négociés au niveau de la branche. Mais cette même loi interdit à la convention d’entreprise de réduire ces droits et garanties dans trois cas de figure qui forment comme les dernières digues juridiques qui protègent les accords de branche d’un détricotage dans les entreprises. Chacun de ces mécanismes de garantie de la primauté de la négociation de branche sur la négociation d’entreprise est remis en cause par le projet d’ordonnance.
Des verrous affaiblis
Tout d’abord, les syndicats de salariés et les organisations d’employeurs peuvent depuis 2004 introduire une clause dite de verrouillage dans la convention de branche. Le projet d’ordonnance torpille cette faculté de blocage.
D’une part, le projet réduit singulièrement le champ d’application du verrouillage, aujourd’hui illimité, puisque seuls quatre thèmes pourraient en faire l’objet : la prévention de la pénibilité, l’insertion professionnelles personnes en situation de handicap, l’effectif minimum pour la désignation d’un délégué syndical et les primes pour travaux dangereux et insalubres.
D’autre part, la portée du verrouillage est largement diminuée, au point que le terme n’est plus très adapté. En effet, l’accord d’entreprise peut, au sein même des quatre thèmes qui subsistent, s’écarter des règles posées par l’accord de branche « sous réserve d’offrir des garanties au moins équivalentes ». Il ne s’agit plus de laisser la possibilité aux interlocuteurs sociaux dans l’entreprise d’ajouter ou d’améliorer des avantages prévus par la branche. Il s’agit bien de leur permettre de substituer à un avantage précis des avantages analogues.
Des salariés pourraient voir troquer leur prime d’ancienneté issue de l’accord de branche contre une prime de productivité ou de naissance introduite dans l’accord d’entreprise
La convention d’entreprise n’a plus à faire mieux mais à faire à peu près pareil, ce qui pourra certainement aboutir dans certaines situations à une dégradation globale des avantages des salariés. Pour reprendre les exemples de la Ministre du travail, les salariés d’une entreprise pourraient donc ainsi voir troquer leur prime d’ancienneté issue de l’accord de branche contre une prime de productivité ou de naissance introduite dans l’accord d’entreprise. Aujourd’hui en présence d’une clause de verrouillage, les négociateurs dans l’entreprise ne peuvent toucher à la prime d’ancienneté (sauf pour l’améliorer), les autres primes éventuellement prévues par l’accord d’entreprise se cumulant. La supériorité de la convention branche, et corrélativement la sauvegarde des droits des salariés, assurées par les clauses de verrouillage vacillent donc sérieusement.
La primauté des accords de branche remise en cause
Ensuite, la loi Fillon a prévu, en son article 45, une immunisation des accords de branche signés avant 2004 : les accords d’entreprise ne peuvent y déroger de manière défavorable aux salariés. Cette forme de préservation des accords de branche antérieurs à la loi de 2004 est abolie par le projet d’ordonnance. Ce dernier ouvre cependant la possibilité aux négociateurs de branche d’introduire une clause de verrouillage, ce dans les quatre domaines « verrouillables ».
Remarquons que l’explicitation de cette possibilité n’était pas nécessaire puisque rien n’a jamais empêché les négociateurs au niveau de la branche d’insérer une telle clause. La précision est d’ailleurs placée à un endroit étrange. Elle est nichée à l’article 14 I de l’ordonnance dans le Titre « Autres dispositions » loin des règles générales que l’on trouve à l’article 1er de l’ordonnance dans le titre intitulé « Place de la négociation collective ». En somme, la primauté des accords de branche anciens a tout simplement disparu au profit d’une possibilité inutilement rappelée d’introduire une clause de verrouillage à l’efficacité réduite.
La dissolution des thèmes « sanctuarisés »
Enfin, le dernier recul de la branche porte sur les domaines de négociation « sanctuarisés ». Depuis 2004, certains thèmes lorsqu’ils sont traités au niveau de la branche ne peuvent faire l’objet que de règles plus favorables au niveau de l’entreprise, aucune clause de verrouillage n’étant nécessaire. Ce sont des matières que l’on considère devoir être règlementées par la branche, à fois pour des raisons d’égalité entre salariés et pour des raisons d’égalisation de la concurrence entre entreprises appartenant à un même secteur économique. La sanctuarisation, à l’instar du verrouillage, a du plomb dans l’aile.
En effet, la convention d’entreprise aura la liberté, selon le projet d’ordonnance, de ne plus respecter la convention de branche dans les domaines sanctuarisés, sous réserve « d’assurer des garanties au moins équivalentes ». La sanctuarisation, aujourd’hui absolue, deviendrait relative.
La branche n’a en réalité pas vu sa chasse gardée s’étendre
On pourrait alors croire que la perte de vigueur de la sanctuarisation a été compensée par un accroissement de son domaine. A première vue, effectivement, la liste des thèmes a été allongée. Elle est composée de six thèmes actuellement, il y en aurait 11 si le projet d’ordonnance était adopté en l’état. Mais un examen attentif laisse vite comprendre que la branche n’a en réalité pas vu sa chasse gardée s’étendre. Reprenons brièvement les items de ces listes. Un thème, actuellement mentionné, a tout bonnement disparu du projet d’ordonnance, celui de la pénibilité (il se retrouve néanmoins dans les domaines « verrouillables »). Premier coup de canif dans la sanctuarisation. Certains thèmes ne sont que la reprise, avec quelques modifications, des thèmes actuels : salaires minima, classifications, protection sociale complémentaire, mutualisation des fonds de la formation professionnelle, et égalité femmes/hommes.
D’autres thématiques relevant exclusivement de la branche, actuellement dispersées dans le Code du travail, sont intégrées à la liste. Sont ainsi mentionnées dans le projet d’ordonnance une partie des règles relatives à la période d’essai ainsi que des dispositions éparses relatives au temps de travail. Ce déplacement, apparemment neutre, conduit en réalité à l’ouverture de deux nouveaux champs de négociation dans l’entreprise, qui pourra en traiter … sous réserve « d’assurer des garanties au moins équivalentes ». La branche se retrouverait ainsi en concurrence avec les accords d’entreprise sur ces thèmes, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.
La loi offre comme nouvelle mission à la convention de branche celle de pouvoir aggraver la précarité des salariés
Pour terminer l’inventaire, deux authentiques ajouts à la liste peuvent être identifiés. La branche se voit attribuer la faculté de définir certaines mesures relatives aux contrats atypiques – CDD et travail temporaire- ainsi que certaines mesures relatives au contrat de chantier. Le projet d’ordonnance donnerait donc sur ces points une compétence inédite aux conventions de branche (et aux accords d’entreprise sous réserve des fameuses garanties au moins équivalentes). Mais le cadeau est empoisonné, car le nouveau pouvoir de la branche serait de réduire les droits des salariés, les interlocuteurs sociaux pouvant déjà se saisir de ces questions pour améliorer les dispositions législatives. Ainsi la loi offre comme nouvelle mission à la convention de branche celle de pouvoir aggraver la précarité des salariés par rapport aux règles contenues dans le Code du travail(1) Est-ce réellement une manière « d’enrichir le rôle de la branche », n’est-ce pas plutôt une nouvelle façon de le pervertir ?
Cyril Wolmark – professeur de droit à l’Université Paris-Nanterre – le 19 septembre 2017 dans Alternatives économique
(1) Les propos tenus dans ce billet peuvent être facilement vérifiés. Nous invitons tout lecteur qui le souhaite à examiner les articles 1 et 14 du projet d’ordonnance « relative au renforcement de la négociation collective » et les dispositions auxquelles ces articles renvoient, et à les comparer avec les articles L.2253-1, L.2253-2, et surtout L.2253-3 du Code du travail actuel.
Le 20 septembre 2017